MÉMOIRE SUR LE PROJET DE LOI S-211 - Loi édictant la Loi sur la lutte contre le travail forcé et le travail des enfants dans les chaînes d’approvisionnement et modifiant le Tarif des douanes
Le Bureau de l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises (OCRE) est heureux de présenter ce mémoire au Comité sénatorial permanent des droits de la personne dans le cadre de ses délibérations sur le projet de loi S-211, soumis au Comité le 14 décembre 2021.
RÉSUMÉ
L’OCRE félicite la sénatrice Miville-Dechêne pour sa persévérance et sa détermination afin d’élaborer et de proposer une législation sur la transparence des chaînes d’approvisionnement (« législation sur la transparence »).
Le projet de loi S-211 (« le projet de loi ») constitue une avancée dans la mesure où il propose une législation sur la transparence qui s’ajoutera aux mesures visant à renforcer le respect des droits de la personne par les entreprises canadiennes dans le cadre de leurs activités et de leurs chaînes d’approvisionnement à l’étranger. L’OCRE recommande les changements suivants pour renforcer l’efficacité du projet de loi :
- Ajouter la lutte contre la traite des personnes à des fins de travail forcé à l’objectif de la législation proposée.
- Ajouter la possibilité de prendre des règlements afin de fixer d’autres considérations seuils pour déterminer les entités soumises aux obligations de déclaration (p. ex., dans les secteurs avec des chaînes d’approvisionnement à haut risque).
- Rendre les exigences en matière de rapports plus détaillées et plus ciblées.
- Renforcer la surveillance, notamment en prévoyant des audits indépendants des rapports annuels.
L’OCRE recommande que l’adoption d’une législation sur la transparence ne fasse pas oublier la nécessité d’introduire une législation obligatoire sur la diligence raisonnable en matière de droits de la personne, exigeant des entreprises canadiennes qu’elles fassent preuve de diligence raisonnable en ce qui concerne tous les droits de la personne, et de renforcer l’accès à la réparation pour les personnes et les communautés touchées en donnant à l’OCRE la possibilité d’exiger des témoignages et des documents. Note de bas de page1
Qui est l’OCRE?
- 1. L’acronyme OCRE désigne l’ombudsman canadien de la responsabilité des entreprises. L’OCRE est un ombudsman des droits de la personne dont le mandat suivant a été établi par le Décret 2019-1323:
- Promouvoir la mise en œuvre des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de la personne et les Principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques à l’intention des entreprises multinationales.
- Conseiller les entreprises canadiennes sur la conduite responsable des affaires.
- Examiner les atteintes potentielles aux droits de la personne reconnus internationalement dans le cadre des activités que mènent à l’étranger les entreprises canadiennes dans les secteurs du vêtement et de l’exploitation minière, pétrolière et gazière.
- Recommander aux entreprises canadiennes et à d’autres acteurs des mesures correctives pour remédier aux préjudices causés par les atteintes aux droits de la personne et pour empêcher que ces mêmes atteintes ou des atteintes similaires ne se reproduisent.
- 2. Sheri Meyerhoffer, l’ombudsman, a été nommée le 1er mai 2019.
Introduction
- 3. L’OCRE accueille favorablement toutes les mesures visant à renforcer le respect des droits de la personne par les entreprises canadiennes dans leurs opérations et leurs chaînes d’approvisionnement à l’étranger.
- 4. À l’appui du projet de loi S-211, l’OCRE note plus particulièrement que sa portée est plus vaste que les projets de loi précédents. Son objectif s’étend à la lutte contre le travail des enfants, et il impose des obligations de déclaration aux institutions fédérales ainsi qu’aux entités privées.
- 5. L’OCRE fait respectueusement valoir que le projet de loi S-211 peut être encore renforcé et recommande les changements suivants au projet de loi pour améliorer son efficacité.
Ajouter la traite des personnes à des fins de travail forcé à la section Objectif
- 6. L’ajout de l’expression « traite des personnes à des fins de travail forcé » dans la section « Objectif » et dans le dispositif de la législation rendra plus claires l’intention, la portée et l’application de la législation proposée. L’exploitation comprend le travail des enfants, le travail forcé et la traite des personnes à des fins de travail, mais chacune de ces formes d’exploitation peut avoir des causes profondes et sous-jacentes, des conditions préalables et des voies différentes. En outre, bien qu’elles partagent une base juridique en tant que formes de travail forcé, elles ont également un statut et une protection juridiques distinctes. Dans le cas du travail des enfants, le projet de loi S-211 le reconnaît en incluant une définition du travail des enfants et des références à la Convention sur les pires formes de travail des enfants de 1999. L’OCRE recommande que le projet de loi S-211 soit modifié afin de prévoir une approche similaire pour la traite des personnes à des fins de travail forcé.
- 7. L’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) présente une image globale des modèles et des flux de la traiteNote de bas de page2 dans son Rapport mondial sur la traite des personnes 2020. En 2018, la traite des personnes à des fins de travail forcé représentait environ 38 % de la traite des personnes dans le monde. Note de bas de page3 L’un de ses aspects uniques Note de bas de page4 est qu’elle tend à être un phénomène plus transfrontalier que d’autres formes d’exploitation. Le risque de traite des personnes à des fins de travail forcé est plus élevé dans les secteurs du vêtement, de l’agriculture et de la pêche. Au niveau mondial, les hommes sont plus nombreux que les femmes à en être victimes; toutefois, dans certaines régions, la traite des personnes à des fins de travail forcé a des répercussions démesurées sur les femmes et les enfants. Les travailleurs migrants y sont davantage exposés.
- 8. Dans son rapport, l’ONUDC indique que « le secteur privé […] joue un rôle central dans la lutte contre la traite en faisant preuve de diligence raisonnable à l’égard de ses chaînes d’approvisionnement… ». Note de bas de page5 Toutefois, l’OCRE observe que toutes les orientations concernant la diligence raisonnable ne font pas expressément référence à la traite des personnes à des fins de travail. Sans une plus grande clarté de la législation, les entreprises canadiennes peuvent ignorer que leurs rapports sur la chaîne d’approvisionnement doivent inclure la traite des personnes à des fins de travail comme une forme de travail forcé.
- 9. La traite des personnes à des fins d’exploitation est reconnue comme une violation des droits de la personne. Le Protocole des Nations Unies visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes (le Protocole de Palerme), ratifié par le Canada en mai 2002, traite expressément de la traite des personnes à des fins de travail :
le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation inclut, au minimum, […] le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude… (soulignement ajouté)
- 10. Alors que le Protocole de 2014 relatif à la convention sur le travail forcé, 1930 de l’Organisation internationale du travail (OIT) reconnaît que la traite des personnes à des fins de travail est incluse dans la définition du travail forcé, le rapport de l’ONUDC illustre pourquoi la reconnaissance de son statut distinct est susceptible de renforcer l’efficacité des interdictions légales du travail forcé. Le fait de reconnaître expressément et d’inclure la traite des personnes à des fins de travail dans les obligations de déclaration augmentera la probabilité que les entreprises canadiennes déterminent le risque de traite des personnes à des fins de travail, prennent des mesures appropriées pour évaluer, traiter et remédier à ce risque spécifique et pour en rendre compte. Cela peut inclure la référence à des mesures ciblées de lutte contre la traite des personnes, y compris la prévention du crime dans de nombreux pays comme le Canada.
- 11. À la lumière de ce qui précède, l’OCRE recommande que le projet de loi S-211 soit modifié afin de faire expressément référence à la traite des personnes à des fins de travail et au Protocole de Palerme.
Pouvoir réglementaire permettant d’ajouter des conditions seuils définissant une « entité ».
- 12. Le projet de loi S-211 propose d’utiliser les mêmes conditions pour indiquer les entités du secteur privé soumises à l’obligation de déclaration que pour la Loi sur les mesures de transparence dans le secteur extractif, S.C. 2014, c. 39, s. 376 (LMTSE). Autrement dit, seules les entités qui remplissent au moins deux des conditions seuils suivantes pour au moins l’un de leurs deux derniers exercices financiers seront tenues d’établir un rapport :
- avoir au moins 20 millions de dollars d’actifs;
- avoir généré au moins 40 millions de dollars de revenus;
- employer au moins 250 salariés en moyenne. [s. 2 définition de « entité »; voir aussi s. 8(1) de la LMTSE]
- 13. La LMTSE est un régime législatif destiné à promouvoir la transparence des paiements dans les secteurs extractifs. L’objectif de la LMTSE est de dissuader la corruption dans les secteurs les plus à risque, à savoir les mines, le pétrole et le gaz.
- 14. Le projet de loi S-211 propose une législation avec un objectif différent. L’OCRE s’inquiète du fait que ces conditions seuils n’entraîneront pas d’obligations de déclaration pour les entreprises des secteurs les plus exposés à l’exploitation dans leurs chaînes d’approvisionnement. Il peut s’agir de secteurs comportant une forte proportion de petites et moyennes entreprises (PME) qui sont moins susceptibles de remplir les conditions seuils de la LMTSE.Note de bas de page6
- 15. Des études et des analyses sont nécessaires pour analyser les conséquences de certaines conditions pour l’identification des « entités », en particulier dans les secteurs qui présentent un risque plus élevé d’exploitation. Sur la base de ces études, un règlement pourrait être adopté pour ajouter des conditions seuils à la législation sur la transparence qui étendraient les exigences de déclaration, en établissant un équilibre approprié entre la réalisation de son objectif et le fardeau réglementaire pour les entreprises.
- 16. Le paragraphe 2(c) de la définition du terme « entité » dans le projet de loi S-211 prévoit des règlements prescrivant d’autres entités auxquelles s’appliqueraient les obligations de faire rapport. Il n’est pas clair si ce pouvoir réglementaire est limité à l’ajout d’entités particulières ou s’il inclut le pouvoir d’établir des conditions seuils différentes. L’OCRE estime qu’un pouvoir d’élaborer des règlements établissant différentes conditions (par opposition à l’ajout d’entités) permettrait de mieux toucher l’ensemble des secteurs ou des groupes d’entreprises. La législation pourrait fixer une date limite pour l’exercice de ce pouvoir réglementaire, qui permettrait de poursuivre les recherches, mais aussi d’introduire en temps utile des conditions seuils différentes.
- 17. Compte tenu de ce qui précède, l’OCRE recommande :
- qu’un pouvoir réglementaire permettant de prescrire des conditions seuils différentes soit ajouté à la définition du terme « entité » à l’article 2(d);
- qu’un délai pour prendre un tel règlement soit ajouté au projet de loi.Note de bas de page7
Rapports uniformes et exhaustifs
- 18. Les dispositions établissant les renseignements qui doivent figurer dans les rapports annuels (voir les paragraphes 6(2) et 11(3)) pourraient être renforcées afin de mieux favoriser l’uniformité et l’exhaustivité des rapports, et ce, à deux égards : la portée des activités soumises à l’obligation de faire rapport par les entités et la nature des rapports.
- 19. Actuellement, le projet de loi S-211 exige la production de rapports sur « la structure, les activités et les chaînes d’approvisionnement » d’un titulaire d’obligations. Le terme « chaîne d’approvisionnement » n’est pas défini dans le projet de loi S-211. Bien qu’il ne soit pas souhaitable d’ajouter une définition exhaustive de la chaîne d’approvisionnement ou de la chaîne de valeur, l’OCRE recommande que la législation indique clairement qu’une chaîne d’approvisionnement comprend les « relations commerciales », telles que définies dans le commentaire du principe 13(b) des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme des Nations Unies :
Les entreprises peuvent avoir une part dans les incidences négatives sur les droits de l’homme soit par le biais de leurs propres activités soit par suite de leurs relations commerciales avec d’autres parties. […] on entend […] par « relations commerciales » les relations avec ses partenaires commerciaux, les entités de sa chaîne de valeur, et toute autre entité non étatique ou étatique directement liée à ses activités, ses produits ou ses services commerciaux.
- 20. Bien que les paragraphes 6(2) et 11(3) du projet de loi S-211 fournissent certaines directives concernant le contenu des rapports, il serait utile de fournir des directives supplémentaires aux titulaires d’obligations afin de mieux soutenir la réalisation de l’objectif législatif. Le suivi et la cartographie de la chaîne d’approvisionnement constituent un ensemble d’activités émergentes et évolutives qui peuvent varier selon les secteurs. Une chaîne d’approvisionnement peut être longue, complexe et inclure des relations commerciales évoluant fréquemment et s’étendant sur plusieurs continents. Les titulaires d’obligations ont besoin de directives supplémentaires afin d’établir des rapports cohérents et complets. Dans ce contexte, l’OCRE recommande que le projet de loi S-211 comprenne au moins des définitions non exhaustives de la « chaîne d’approvisionnement » et de la « diligence raisonnable ».
- 21. L’OCRE recommande que le pouvoir de prendre des règlements concernant le contenu des rapports annuels soit ajouté à l’article 23. Les paragraphes 6(3) et 11(6) prévoient que le ministre peut préciser les modalités et le contenu des rapports; toutefois, ce pouvoir ne s’étend pas à la substance des rapports. Un pouvoir réglementaire visant à fournir des directives supplémentaires aux titulaires d’obligations, y compris sur une base sectorielle, permettra d’appliquer la législation tout en suivant le rythme des développements concernant la meilleure façon de faire rapport et de garantir la transparence de la chaîne d’approvisionnement.
Renforcement de la surveillance
Audits
- 22. L’OCRE relève que certaines juridictions mettent place un organe indépendant de surveillance, y compris pour les rapports de suivi et pour la réalisation d’auditsNote de bas de page8. Un organisme spécialisé peut apporter une expertise pertinente et une variété d’outils à la surveillance du domaine relativement nouveau et en évolution de la conduite responsable des entreprises. On pourrait envisager à l’avenir qu’un organisme existant comme l’OCRE puisse assumer de nouveaux rôles, bien que cela ne puisse se faire dans le contexte du projet de loi actuel.
- 23. Bien que de nombreuses dispositions du projet de loi S-211 s’inspirent directement de la LMTSE, une disposition clé en matière de surveillance est absente. L’article 14 de la LMTSE permet au ministre d’exiger un audit indépendant du rapport annuel pour vérifier le respect de la législation. L’audit est effectué par un auditeur indépendant en conformité avec les normes d’audit généralement reconnues.
- 24. L’OCRE recommande d’ajouter une disposition comparable au projet de loi S-211. En outre, lorsque l’audit d’un rapport annuel est requis et soumis, il doit être publié avec le rapport annuel concerné suivant la méthode prévue à l’article 13. Le Vérificateur général du Canada pourrait être nommé comme auditeur indépendant des rapports des institutions fédérales.
Attestation du rapport annuel
- 25. Le projet de loi S-211 reflète une approche de l’attestation des rapports différente de celle de la LMTSE. Le paragraphe 9(4) de la LMTSE exige qu’un dirigeant ou administrateur de l’entité, ou qu’un auditeur ou comptable indépendant, atteste que les renseignements fournis dans le rapport sont « véridiques, exacts et complets ». En vertu de l’article 11(4) du projet de loi S-211, le corps dirigeant de l’entité doit « approuver » le rapport. Il n’existe aucune exigence d’attestation concernant les rapports annuels des institutions fédérales.
- 26. Cette différence dans les exigences d’attestation entre la LMTSE et le projet de loi S-211 suggère que les rapports sur la transparence financière justifient plus de rigueur que les rapports sur la transparence concernant l’exploitation. L’OCRE recommande que les dispositions relatives à l’attestation dans le projet de loi S-211 soient modifiées pour correspondre aux dispositions de la LMTSE et, dans la mesure où cela est permis par les structures de responsabilité fédérales, que l’obligation d’attester qu’un rapport est « véridique, exact et complet » soit étendue aux institutions fédérales.
L’OCRE apprécie la possibilité de fournir ce mémoire et se réjouit de suivre l’évolution du projet de loi S-211.
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